
Critique de Jean-Louis LAMAISON, parue dans Rock&Folk n°160 (Mai 1980)
Le nouvel album d’Eric Clapton est double, live et intéressant à plus d’un titre. D’abord, le groupe qui accompagne Clapton est entièrement neuf. Ensuite, le son lui aussi est presque neuf. Les musiciens d’abord. Les américains s’en sont retournés chez eux. On ne sait pas encore ce que sont devenus Dick Sims, Carl Radle et Jamie Oldaker (à un an près, ce dernier a manqué une place dans le Silver Bullet Band de Bob Seger), mais George Terry a vite trouvé un job. Avec Andy Gibb ! Ça doit faire drôle. A leur place, Clapton a engagé une bande d’anglais qui se compose de Chris Stainton aux claviers (on ne présente plus le Foxy Prince of Roll), un certaine Dave Markee à la basse, Henry Spinetti à la batterie (fameux sessionman qui aussi joua avec Joe Cocker), et à la guitare… Albert Lee. Curieusement avec une telle recrue, le son n’est pas totalement axé sur les guitares. Les claviers, qui jusqu’alors chez Clapton étaient presque exclusivement utilisés comme complément rythmique, on ici la partie belle. Cette démarche semble délibérée, puisque pour la tournée anglaise de Clapton, Gary Brooker viendra prêter main forte à Chris Stainton. Les guitares sont là, bien sûr, celle de Clapton surtout qui semble particulièrement disert, et les amateurs de virtuosité en auront pour leur argent. A part cela la musique est cool et bluesy et en général ça swingue bien, mais il ne faut pas rêver ; ce disque est somme toute sans grande surprise. Il a été enregistré fin 79 au Budokan, et la public nippon connaît son Slowhand sur le bout des doigts.
La première face est un miracle de tempos moyens. Deux titres en provenance de « Backless », deux de « Slowhand ». « Tulsa Time », l’excellente composition de Don Williams, démarre par une superbe intro de piano à la Leon Russell, Tulsa oblige. La version est beaucoup plus nerveuse que celle de « Backless » avec des parties de slide guitar hargneuse. Presque sans interruption, on enchaîne sur un « Early In The Morning » sans histoire. Albert Lee fait sentir sa présence sur « Lay Down Sally » par quelques licks dont il a le secret, et puis la récompense, la cerise sur cette savoureuse pièce montée, « Wonderful Tonight » termine la face de façon magistrale. C’est la plus belle ballade composée par Clapton depuis « Let It Grow ». Solo cristallin tout en finesse sur arpèges délicats d’Albert Lee. Sur « Blue Skies », retour du piano gospel et premier chorus d’Albert, qui pour une fois ne lâche pas ses notes en rafales. Suit « Worried Life Blues » avec un riff qui rappelle « The Right Time » et un long solo de piano, puis une superbe versionede « All Our Pastimes. La composition de Rick Danko qui figurait sur « No Reason to Cry » reçoit ici une légère coloration country, et quelqu’un qui pourrait bien être Albert Lee se paie de luxe de chanter un couplet. « After Midnight » est enlevé sur un tempo d’enfer avec pédale wha-wha, un Clapton qui crache les paroles avec une violence qui l’on ne lui connaissait pas et une amorce de duel entre les deux guitaristes, trop vite interrompu.
« Double Trouble » ouvre la face trois. Le type même du blues claptonien avec nappes d’orgue, rythmique discrète et licks torturés du Maître qui tranchent net sur le côté paisible de l’accompagnement. Je le vois d’ici. Ensuite, hé hé, Albert Lee s’avance au micri et (courtesy of A&M) chante le « Set Me Up » de Dire Straits qui figurait déjà sur son album solo, « Hiding ». Là, la Telecaster s’emballe sérieusement et il est amusant de comparer les deux soli, celui d’Albert et celui d’Eric, qui sont construits de façon radicalement différente. On voit qu’ils n’ont pas été à la même école. Longue intro guitare/piano pour le « Blues Power » de Leon Russell, traité ici très rock endiablé avec piano à la Little Richard ; mais on s’éternise un peu trop, et la pédale wha-wha à forte dose devient vite indigeste. « Ramblin’ On My Mind » s’est singulièrement étoffé depuis l’époque des Bluesbreakers, quand le puriste qu’était Clapton n’aurait pas supporté une seconde la nonchalance avec laquelle il exécute ce même titre près de quinze ans plus tard, pas plus que l’enchaînement à mi-parcours sur « Have You Ever Loved The Woman ». En ce temps-là, Monsieur, on ne rigolait pas avec le blues, et surtout on jouait les morceaux en entier. On laissait les medleys aux orchestres de jazz. La version de « Cocaine » n’est pas à mon goût. Trop longue avec des bruits bizarres de synthétiseurs, de curieuses reprises de batterie pas très catholiques, des soli pas toujours très inspirés et les Japs qui hurlent « KOKENE » à tout bout de chant. On termine sur un « Further On Up The Road » interminable et débridé avec piano à gogo et licks torrides. Là, franchement, je craque avant la fin.
Alors, ce disque, c’est bien ou c’est pas bien ? Heu, pas mal, quelques trucs vraiment chouettes et d’autres un peu chiatiques, mais ça s’écoute gentiment. Tout de même, je m’interroge sur la présence d’Albert Lee Dans ce groupe. Son style n’a rien à voir avec celui de Clapton, et on comprend mal qu’il ait pu accepter de venir jouer les utilités. Mais il s’agit là d’un disque d’Eric Clapton, pas d’Albert Lee, et il faudrait voir en concert ce que cela donne : sur scène, les tâches sont peut-être plus équilibrées.
Jean-Louis Lamaison.